Dans les coulisses de la création d’Iphigénie en Aulide
L’annonce de l’arrivée de Gluck à Paris, à l’hiver 1773, est un événement. Installé à Vienne où il travaille pour la cour, connu dans toute l’Europe, c’est par voie de presse que le maître s’annonce, orchestrant parfaitement ses débuts parisiens. Soutenu par la dauphine Marie-Antoinette qui avait été son élève, Gluck entend réformer l’opéra français et créer, à l’Académie royale de musique – l’Opéra de Paris – un nouveau genre de spectacle sous la forme d’une tragédie épurée. Pour ce faire il choisit le mythe d’Iphigénie, la fille d’Agamemnon que celui-ci doit sacrifier s’il veut être victorieux des Troyens. Gluck n’entend pas seulement réformer la conception dramatique et l’écriture musicale : il veut aussi renouveler l’interprétation de l’orchestre, des solistes et du chœur.
Premiers pas à l’Opéra de Paris
Partition sous le bras, Gluck se rend aux premières répétitions mais n’imagine pas quel combat il va devoir mener pour réussir à faire jouer Iphigénie en Aulide comme il le souhaite. Les chanteurs solistes sont en première ligne car le compositeur estimait que « sans troupe on ne peut pas mener de bataille ». Cette troupe est donc bien l’escadron de fantassins sur qui il compte pour affirmer sa révolution musicale. Il a alors face à lui des chanteurs au faîte de leur carrière. Sophie Arnould, pour le rôle-titre, est reconnue comme une tragédienne consommée depuis ses débuts, en 1757. Mais sa voix est très faible, au point qu’on la surnomme « le plus bel asthme de l’Opéra ».
En Clytemnestre, Rosalie Duplant trouve un emploi à sa mesure : chargée des premiers rôles à baguette (les déesses, les reines et les mères) depuis 1770, elle possède un organe puissant et dramatique, et a toujours fière allure par son port altier et sa démarche noble. Son époux, Agamemnon, est confié à Henri Larrivée, entré dans la troupe en 1757, une basse-taille en tout point idéale : voix timbrée et expressive, jeu engagé, déclamation soignée, Larrivée est alors considéré comme un modèle d’acteur-chanteur. Le vaillant Achille est confié à Joseph Legros, brillante haute-contre, qui avait effacé le souvenir de Pierre Jéliote, son devancier, depuis son recrutement à l’Opéra en 1765. Si Legros manquait de finesse dans le jeu, tous convenaient que sa voix était l’une des plus belles jamais entendue dans la capitale. Enfin, dans le rôle du Grand-Prêtre Calchas, Nicolas Gélin pouvait se faire valoir : vingt-cinq ans après ses débuts, la voix lui manquait parfois, mais sa prestance compensait largement les marques de l’âge.
Répéter Iphigénie
Tous ces artistes avaient grandi avec la musique de Rameau, de Lully même, qu’on rejouait encore quelques années plus tôt. La tradition leur servait de guide. Gare à qui voudrait les en détourner ! C’était pourtant l’intention de Gluck. Immédiatement, les séances de travail se tendent ; le compositeur est « si pénétré lui-même de son ouvrage, qu’il ne voit, n’entend rien sur la scène que ses personnages, qu’il s’agite et se démène avec des accès convulsifs, indices certains du démon dont il est obsédé ». Grâce au peintre Mannlich qui séjourne alors en France, on peut se faire une idée assez précise de la méthode autoritaire et sans ambages de Gluck. Le compositeur « allait tous les jours depuis neuf heures jusqu’à midi aux répétitions de son opéra. Quand il en revenait avec Mme Gluck qui l’accompagnait toujours, il était en nage de [la] fatigue qu’il avait eu. […] Il était accablé et ne reprenait la parole qu’à table ». Rapidement, l’épouse du compositeur prie Mannlich d’accompagner son mari aux répétitions pour le « retenir dans les bornes que la politesse française exige et adoucir l’animosité que l’orchestre et surtout les chanteuses ont contre lui ». Mme Gluck, discrète, « restait dans une loge », mais son mari allait « tantôt à l’orchestre et plus souvent sur le théâtre parmi les acteurs ». De là, « il courait, comme un possédé, d’un bout de l’orchestre à l’autre ; tantôt c’étaient les violons, tantôt les basses, les cors, les altos etc. qui rendaient mal son idée. Il les arrêtait tout court, leur chantait le passage en y mettant l’expression qu’il demandait et les arrêtait bientôt encore en criant de toute ses forces : cela ne vaut pas le diable ! » Mannlich vit « plusieurs fois le moment que tous les violons et autres instruments voleraient à sa tête. »
Des leçons de chant et de théâtre
Il est difficile de connaître précisément le travail scénique réalisé par Gluck avec les choristes, mais l’Encyclopédie méthodique,évoquant quelques scènes d’Iphigénie en Aulide,nous permet d’en avoir une idée succincte :
« On se rappelle la sensation qu’éprouvèrent tous les spectateurs, lorsqu’au premier acte d’Iphigénie, ils virent une foule de soldats grecs entourer, poursuivre Calchas, le presser tumultueusement de leur déclarer la volonté des dieux ; et lorsqu’après avoir entendu ce qu’annonce prophétiquement ce grand prêtre, l’armée sembla se réunir dans un ensemble harmonieux, les bras levés au ciel, pour implorer le secours de Diane. C’était le premier fruit des peines que l’auteur s’était donné ; il eut lieu d’en être content. [Ces chœurs] firent […] le plus grand effet, parce qu’ils étaient exécutés par des acteurs, au lieu de l’être par des statues ».
Dans un tel cadre de travail, des scènes cocasses se succèdent, particulièrement entre Gluck et la chanteuse Sophie Arnould, chargée du rôle-titre, connue pour son caractère difficile et ses réparties cinglantes. Parmi de nombreuses anecdotes, retenons celle du compositeur qui, se trouvant sur la scène et voulant prêter l’oreille aux basses, tourna si brusquement la tête que « sa vieille perruque ronde » glissa de son crâne dénudé. « Il ne se douta même pas, dans son enthousiasme musical, de cet accident et ne s’aperçut pas plus que Mlle Arnould, avec une gravité burlesque, ayant pris des deux doigts, en écartant les autres, la perruque du plancher, la reposa sur sa tête. » Mais les dissensions furent parfois autrement plus vives :
« Mlle Arnould se plaignit que dans son rôle d’Iphigénie, il n’y avait que de la musique qu’on parle ; qu’elle aurait voulu chanter des grands airs. Pour chanter des grands airs, répliqua Gluck, il faut savoir chanter. – Eh bien ! dit l’actrice célèbre, aussi étonnée que piquée de cette réponse méritée, puisque vous comptez si peu sur moi, vous ne serez pas surpris quand je vous dirai que je ne compte pas davantage sur la réussite de votre opéra. Que je me soucie fort peu d’en partager la gloire et d’y chanter… Si ce que vous venez de me dire, Mademoiselle, est sérieux, ayez la bonté de le répéter ! J’ai déjà trouvé qui vous remplacera sur-le-champ. La spirituelle Sophie resta court devant l’Orphée germanique, ses bons mots ne pouvaient la tirer de ce pas et ne se présentèrent pas. »
Si les répétitions d’Iphigénie en Aulide sont à ce point orageuses, c’est que le compositeur est en confrontation ouverte « avec l’orchestre, les chanteurs et les chanteuses qui, selon lui, ne savaient chanter, ni déclamer, ni tirer parti de leurs instruments. Leur vanité française était extrêmement blessée d’apprendre tout cela d’un maître tudesque, ils auraient fléchi plus facilement sous le joug d’un Italien ». Toujours selon Mannlich, les répétitions – avec Gluck – se transformèrent rapidement en « de tumultueuses leçons », des « leçons de goût, de chant et de déclamation qu’il s’efforçait de donner à des chanteurs et des musiciens consommés, idoles de Parisiens, habitués aux acclamations de leurs compatriotes et qui, de bonne foi, se croyaient les premiers virtuoses du monde ». Deux problématiques se surajoutaient donc à celles qui existaient jusque-là et qui avaient occupé Rameau notamment : d’une part, l’apprentissage d’un nouveau style et de sa juste interprétation ; de l’autre, le travail avec un auteur étranger. Le bastion nationaliste que représentait l’Académie royale de musique était donc percé de part en part, sur le fond et sur la forme. Iphigénie fit date ; le succès fut complet. Au point que Voltaire prophétisa, à la mort du vieux Louis XV quelques semaines plus tard : « Louis XVI et Gluck vont faire de nouveaux Français » !
Benoît Dratwicki – Centre de musique baroque de Versailles