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Le Combat de Tancrède et Clorinde : un opéra miniature d’avant-garde

S’immerger dans l’œuvre de Monteverdi relève du voyage initatique. Peintre éblouissant des passions exacerbées, architecte de l’intime, coloriste inimitable, expérimentateur de génie, il a révélé au monde musical avec son Orfeo la forme opératique telle que nous la connaissons encore aujourd’hui et n’a eu de cesse toute son existence d’innover, de dérouter, d’émouvoir et de surprendre ses auditeurs. Pièce tout à la fois emblématique et inclassable, véritable ovni situé quelque part entre le madrigal, l’opéra miniature et l’intermède, Le Combat de Tancrède et Clorinde (Il Combattimento di Tancredi e Clorinda) défie l’ensemble des conventions musicales de son époque et réunit dans un format de poche toute la quintessence des passions humaines élevées au rang de manifeste musical.

 

Un carnaval d’anthologie

L’intérieur du Palazzo Mocenigo, où eut lieu la création du Combat de Tancrède et Clorinde.

Venise, 1624. Voilà onze ans que Monteverdi occupe les fonctions de maître de chapelle à la Basilique Saint-Marc. Les Vénitiens de noble extraction organisent des académies, de nombreux visiteurs fortunés affluent pour jouir des plaisirs de la Sérénissime ; à la tombée du jour, les ambassadeurs imaginent dans leurs palais des soirées musicales et théâtrales pour les divertir. 

Un soir du Carnaval, le patricien Girolamo Mocenigo, protecteur de Monteverdi auquel il a commandé une œuvre nouvelle, a réuni en son palais tout ce que ses relations comptent de mélomanes avertis. Monteverdi lui-même relate précisément le déroulement de la première du Combattimento : « Après quelques madrigaux, les personnages arrivèrent en armures sur scène, et la musique démarra… La noblesse vénitienne au grand complet en fut bouleversée. Il ne me semble pas folie de considérer le Combattimento di Tancredi et Clorinda comme un sommet inapprochable et jamais approché du Lyrisme. »

Il faut bien avouer que l’histoire se prête à merveille au génie créateur du compositeur : pour l’occasion, Monteverdi a fait appel à La Jérusalem délivrée du Tasse (Gerusalemme liberata), et plus précisément à seize strophes, ou « octaves », choisies dans le Douzième Chant, qui racontent l’affrontement nocturne de Tancrède et Clorinde pendant la Première croisade (1095-1099). Le chrétien Tancrède aime la musulmane Clorinde. Celle-ci, farouche guerrière, incendie avec Argant l’une des tours de défense des Croisés. Tancrède, ne l’ayant pas reconnue, se lance à sa poursuite et la provoque en combat singulier. Une lutte étrange commence alors avec, pour seul témoin, « la nuit qui voudrait bien cacher drame pareil ». 

Agostino Carracci : frontispice de l’édition originale de La Gerusalemme liberata de Torquato Tasso (1590), illustration du Chant XII.

A trois reprises, la jeune femme échappe à l’étreinte du chevalier. Mais peu avant l’aube, elle faiblit et un coup terrible l’abat. Vaincue, elle demande le baptême à Tancrède. Celui-ci va puiser de l’eau à une source voisine, puis s’approche de Clorinde pour accomplir ce devoir pieux, lui enlève son heaume et la reconnaît, juste avant que celle-ci expire dans ses bras.

Une révolution stylistique

On sait combien Monteverdi a joué un rôle prépondérant dans la période de transition qui voit l’art de la Renaissance s’estomper au profit des nouveaux idéaux baroques d’expressivité. Le compositeur italien contribue activement à la mise au point de ce qui s’avère être la pierre d’angle d’un nouveau style : le stile concertato (de l’italien « concerto », « jouer ensemble »), ou l’art de partager à plusieurs groupes vocaux ou instrumentaux une mélodie, généralement en alternance, avec un accompagnement de basse continue. 

Lumen Portengen : réunion musicale – Musée de Tesse, Le Mans

Passé maître dans l’art de ce style, comme en témoignent nombre de ses madrigaux, Monteverdi poursuit cependant ses expérimentations, abondamment nourri de lectures philosophiques, afin de parvenir à traduire au mieux en musique toutes les subtilités de l’âme humaine, de la langueur désincarnée à la passion la plus extrême, en passant par la noirceur la plus vile. Pour cela, il inaugure un style expressif renforcé qu’il qualifie de « stile concitato » ou style « agité », qui puise l’essentiel de sa force dans une étonnante et impressionnante vitalité rythmique tout à fait inédite mise en scène sous une forme prodigieusement ramassée dans le temps.

Une architecture musicale originale

Publié en 1638 au sein du VIIIe (et dernier) Livre de Madrigaux « Guerriers et amoureux », Le Combat de Tancrède et Clorinde est pourvu d’une longue préface de Monteverdi, dans laquelle il rend compte de ses intentions esthétiques en faisant largement référence aux théories platoniciennes. Pour lui, il existe trois « humeurs » chez l’homme : la colère (« ira »), qui s’oppose à la tempérance « temperenza ») et à l’humilité (« umilità »), et qui correspondent aux états de calme, de guerre et d’amour. Il pense que la musique a un rôle actif à assumer pour inspirer ces émotions ou « affetti » aux auditeurs.

Frontispice de l’édition originale des Madrigaux guerriers et amoureux (1638)

A l’écoute de ce Combat, on mesure bien tout le génie de Monteverdi, qui arrive à faire passer en musique avec une exemplaire économie de moyens une multiplicité de sentiments contradictoires, de métaphores vertigineuses, d’angoisses mystérieuses et d’éclatantes dérobades.

Outre la prodigieuse inventivité de l’écriture, capable d’évoquer tour à tour désespoir, rédemption, colère et fracas des armes, la construction de ce théâtre miniature est tout à fait novatrice. L’une des trouvailles de Monteverdi consiste à séparer l’élément du récit (Testo, le narrateur) du discours direct (Tancrède et Clorinde). La voix primordiale de ce récitant, comme projetée au sein de l’action dans une sorte de huis-clos funèbre dont l’intensité épique repose sur la surprenante sobriété du « dire » permet un partage passionnant du jeu dramatique entre le duel des deux protagonistes et la relation tout à la fois aiguë et distanciée qu’en donne le témoin.

Une imagerie musicale sans limite

Double page de la première édition du Combattimento
(Alessandro Vincenti, Venise, 1638), où l’on remarque les foisonnements rythmiques.

 

Cette composante narrative essentielle est soutenue par un ensemble orchestral de dimension réduite qui met en œuvre un large éventail d’effets saisissants et de cellules rythmiques illustrant les actions et les bruits guerriers, construisant une étonnante imagerie picturale colorée.

C’est ainsi que l’on peut entendre tour à tour des rythmes qui imitent le galop d’un cheval (notes répétées, chaînes de fanfares aux cordes), de furieux pizzicati et de fulgurantes échelles de doubles croches qui accompagnent les coups que s’assènent les deux combattants, de brusques passages en mode mineur quand les deux protagonistes atteignent les limites de leur résistance physique, mais aussi des moments de pause presque irréels, magnifiés par la voix murmurante du Testo ou encore des trémolos, des notes répétées et un débit convulsif du narrateur pour illustrer la guerre et sa palette d’effets descriptifs. La stupeur absolue de Tancrède lorsqu’il reconnaît sa bien-aimée est immédiatement suivie d’un double cri de détresse et de libération alors que le drame est joué. Les toutes dernières mesures ont des allures de cantique mystique et rayonnant, transfigurant les mots et les notes. Clorinde mourante exhale dans son dernier souffle ces mots : « S’apre il cielo; io vado in pace. » (« Le ciel m’ouvre ses portes ; je m’en vais en paix. »), laissant l’auditeur en état d’apesanteur.

Nul doute que Magdalena Kožená, dont on a déjà pu admirer ici-même le formidable magnétisme dans Le Retour d’Ulysse, où elle incarnait une Pénélope vibrante et farouche, saura insuffler à ce Combat toute l’intensité guerrière et la grâce sauvage qu’il requiert.