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La Vienne d’Arabella : entre nostalgie et desenchantement

Créée en 1933, 5 mois après la prise de pouvoir de Hitler, Arabella de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal évoque une période bien plus douce: celle de l’empereur François-Joseph Ier, où c’est un autre Strauss qui régnait en maître sur les salles de bal… Petite excursion dans la capitale autrichienne des années 1860!

 

Pour le voyageur contemporain, aucune capitale européenne ne suscite mieux peut-être ce sentiment ambivalent, diffus et incontrôlable, tour à tour doux-amer et déchirant que l’on appelle nostalgie… ou Sehnsucht sur les bords du Danube. Où que le regard se pose, un passé auréolé de tous les fastes de l’Empire affleure, semblable à une strate géologique qui n’aurait pas été tout à fait recouverte des alluvions de la modernité… Dans Arabella, le librettiste Hofmannsthal laisse suggérer une Vienne dont la splendeur s’étiole inexorablement dans les soubresauts exhubérants d’une gloire moribonde.

Quand il écrit le livret de l’opéra, Hofmannsthal s’inspire de deux œuvres antérieures : Lucidor, une nouvelle dont l’action se situe dans les quartiers louches de la Vienne mal famée des années 1860 (pour l’intrigue qui se noue entre les personnages de Zdenka, Matteo et Arabella), et un passage du Fiaker als Graf (Le Cocher devenu Comte) dont il ne gardera que le Bal des cochers et sa mascotte Fiakermilli.

Dans son contexte historique


Royaume d’Autriche-Hongrie au début du XXe siècle
Rappelons que vers 1860 l’Autriche est l’empire le plus étendu d’Europe, puisque ses frontières vont de la Dalmatie (actuelle Croatie) au sud, à l’Allemagne au nord, et de la Lombardie (Italie) à l’ouest à la Moldavie à l’est.

Une mosaïque de peuples, véritable creuset de nationalités (hongrois, tchèques, polonais, serbes, croates, ukrainiens, etc.), constitue donc cette Vienne d’avant-guerre, dont l’aristocratie moyenne et la grande bourgeoisie sont les moteurs économiques. Hofmannsthal prend conscience des nouveaux enjeux de cette cohabitation, dont le symbole dans l’opéra est l’arrivée du troublant Mandryka, venu de ses lointaines contrées slaves.

Vienne, bâtie en un jour ?

Dans cette société en plein essor, de majestueux palais et des hôtels particuliers sortent de terre (près de 400 !) autour du Ring, ce boulevard annulaire que François-Joseph a fait construire à l’emplacement des anciennes fortifications, mais aussi de grands bâtiments publics comme la Künstlerhaus (Maison des artistes, 1868), l’Opéra et le Musikverein (1869), le musée des Arts appliqués (1871) ou encore le Burgtheater (1888).

Chantier de construction du Hofoper (Opéra) en 1863

Plan de Vienne vers 1860

Richard Moser, la Stephansplatz vers 1860

 
 
 

Ce conglomérat fascinant ne possède aucune unité et aucune langue commune (pour l’anecdote, afin de ne mécontenter aucune ethnie, les ordres dans l’armée sont donnés en latin !) ; cependant, à Vienne, le brassage s’effectue ; la langue viennoise, si particulière, mêle le langage des diplomates, militaires, bourgeois et aristocrates. Entre 1850 et 1900, la population quadruple pour atteindre presque deux millions d’habitants. Vienne devient le creuset d’une formidable effervescence créatrice qui bouillonne et s’insurge contre la tradition et la pesanteur en revendiquant la liberté du créateur et du chercheur.

Place au grand essor artistique

Koloman Moser (1868-1918) – Autoportrait

Albert Klingner (1869-1912) – Affiche pour une exposition à Dresde

Ainsi, Gustav Klimt met à nu le corps des femmes et fonde avec Carl Moll le mouvement de la
« Sécession viennoise » (Sezessionsstil), qui réunit très vite architectes, peintres et graphistes ; en musique, Schœnberg invente la musique dodécaphonique et emprunte avec ses comparses de la Seconde Ecole de Vienne (Zemlinsky, Berg et Webern notamment) les chemins encore vierges de l’atonalité ; Mahler rajeunit la symphonie classique.  

En littérature, Karl Kraus vilipende avec férocité le comportement de ses semblables, Arthur Schnitzler analyse sans détours la société viennoise, Wittgenstein explore les arcanes extrêmes du langage… et Freud invente la psychanalyse.

Ville merveilleuse aux enchantements inépuisables

En 1873, Vienne peut s’enorgueillir d’une Exposition universelle retentissante. Hofmannsthal lui-même chante la splendeur de sa ville natale :

« La ville merveilleuse, aux enchantements inépuisables, à l’atmosphère mystérieuse, douce, baignée de lumière ! Et sous le ciel de printemps clair comme dans un rêve, ces palais baroques gris-noirs, aux grillages d’airain et aux moucharabys à fioritures, aux armoirires de pierre ! »

Pourtant, sous les ors lambrissés du palais où valse Arabella, la marche du temps avance inexorablement.

L’entrée du pavillon de l’industrie lors de l’Exposition universelle de 1873

A l’instar du couple Waldner, la société tout entière, prisonnière des apparences, n’est préoccupée que de sa survie, et noie dans le faste des fêtes son amère désillusion. Cette « apocalypse joyeuse », pour reprendre les termes de l’écrivain Hermann Broch, se veut un repoussoir à l’inexorable chute annoncée, dont l’Autriche ne se relèvera pas.

Dans Arabella, qui apparaît comme une œuvre charnière, Hofmannsthal porte sur sa ville un regard sans complaisance ; il la compare même à un « membre refroidi, qui n’est plus irrigué de sang ».

Wilhelm Gause (1853-1916) – Bal à la cour en 1904

Parfaitement conscient de l’ambiance délétère qui règne dans la capitale, il ne montre les délices de Vienne que dans leur décadence et leur corruption. Semblable à une courtisane veillissante, la ville sombre avec l’Empire finissant, tandis que brillent toujours au frontispice du pavillon de la Sécession les ambitions modernistes d’une époque devenue nôtre :

A chaque époque son art, à l’art sa liberté.

 

Arabella

 
Vendredi 11 janvier 2019 à 19h30

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