

Le sacre de Chaliapine
Le nom de la compagnie de Serge de Diaghilev est en partie trompeur, car les saisons des Ballets russes étaient belles et bien constituées de représentations de ballets, qui feront d’ailleurs l’essentiel de la postérité de la compagnie, mais également de représentations d’opéras.C’est au cours de la troisième saison de 1908 des Ballets Russes au Châtelet qu’apparurent les premières représentations lyriques et surtout l’impressionnante figure de Chaliapine, déjà dans le rôle-titre de Boris dans une mise en scène d’Alexandre Sanine et des décors de Constantin Juon et Léon Bakst.
Mais c’est bien la 8e saison, celle du printemps 1913, qui fut la plus riche avec pas moins de dix soirées d’opéra et douze de ballet. Nijinsky, Karsavina et Chaliapine sont les stars de ce printemps décidément pas comme les autres. Et Comoedia s’en réjouit dès son édition du 6 mai : « La Saison Russe qui couronnera ce premier cycle de représentations, sera à la fois la plus complète et la plus significative que l’on ait encore vue à Paris ; à la fois lyrique, dramatique, musical, plastique, chorégraphique et décoratif qui a conquis tant d’admirateurs parmi nous.
Les trois œuvres capitales du lyrisme russe y figureront : nous applaudirons, en effet l’illustre Chaliapine dans ses trois plus beaux rôles : l’inoubliable Boris dans Boris Godounov, Dosithée dans La Khovantchina, autre chef-d’œuvre de Moussorgski encore inconnu à Paris et qui soulève une curiosité passionnée dans les milieux musicaux, enfin Ivan le Terrible dans La Pskovitaine de Rimski-Korsakov, dont on n’a pas oublié l’éclatant succès lors de sa création ». Précisons dès à présent que finalement pour des raisons budgétaires et de planning de répétition, Diaghilev et Astruc durent renoncer in extremis aux représentations de La Pskovitaine, ouvrage que Diaghilev avait déjà présenté aux parisiens en 1909.
« Rien n’a été négligé pour que ces spectacles soient donnés dans leur véritable esprit et dans des conditions artistiques supérieures ; c’est ainsi que les décors de La Khovantchina seront la révélation d’un extraordinaire décorateur : Fedor Fedorowsky et que ceux de Boris associeront le nom très aimé de Léon Bakst et celui de Juon. Le chef d’orchestre Emile Cooper, qui a déjà produit une sensation profonde à Paris, dirigera l’exécution musicale dont la partie chorale a été confié aux admirables chœurs de l’Opéra de Pétersbourg. » A lire les comptes-rendus et témoignages de l’époque, on comprend que les spectacles furent somptueux… Mais dispendieux ! Ce qui conduira Astruc à déposer le bilan à l’automne 1913.
La découverte de La Khovantchina
C’est donc le 5 juin que le public découvre pour la première fois en France La Khovantchina de Moussorgsky, là encore portée par Chaliapine. Paul Martineau dans Le Monde Musical du 15 juin 1913 relate la première en ces termes : « l’enthousiasme délirant provoqué aujourd’hui par La Khovantchina fait des représentations de cette œuvre, succédant à la triomphale reprise de Boris Godounov, comme la définitive consécration chez nous de la gloire de Moussorgski, le plus russe des musiciens russes, et sans conteste, le plus grand d’entre eux » et d’ajouter « Chaliapine est l’acteur complet. Il a le physique, la voix, l’intelligence, la musicalité. Il a imprimé au rôle de Dosithée ce cachet personnel, définitif et inoubliable qu’il donne à tous les rôles qu’il aborde ».
L’ouvrage fut présenté dans une version musicale révisée par Ravel (Actes I et III), Stravinsky (chœur final) et Diaghilev lui-même qui décida de couper la totalité de l’acte II. L’opéra est donc donné en trois actes et quatre tableaux au lieu des cinq actes et six tableaux de la création russe de 1886 dans la version de Rimski-Korsakov, Moussorgski ayant laissé son ouvrage inachevé à son décès. Le printemps 1913 fut à bien des égards l’une des plus passionnantes Saisons présentées par les Ballets russes. A partir de ce printemps, le genre lyrique disparaitra complètement des programmes au profit qu’une quasi-exclusivité du ballet.
Les Ballets Russes avenue Montaigne après 1913
Jusqu’à la dissolution de la compagnie en 1929 lors de la disparition de son créateur Diaghilev, les Ballets Russes se produisirent plusieurs fois par saison à Paris alternant leurs venues à l’Opéra, au Châtelet, à la Gaité-Lyrique et au Théâtre Sarah-Bernard. Ils revinrent une première fois avenue Montaigne pour leur saison d’hiver de 1920. A l’exception de la création d’une nouvelle version du Sacre du printemps signée Massine, moins provocante et plus classique que celle de Nijinski sept ans plus tôt, le programme était composé de reprises de ballets donnés précédemment. L’ultime venue de la troupe de Diaghilev au Théâtre des Champs-Elysées date du printemps 1924 et pour bon nombre, force est de constater que l’énergie créatrice de la compagnie a perdu éclat et modernité.
Massine a à son tour quitté la compagnie en 1921 et c’est dès lors Bronislava Nijinska qui règne en maître sur le ballet. Retenons de ce dernier printemps les créations de Noces sur une musique de Stravinsky, des Biches sur une partition de Poulenc et surtout du Train bleu qui entrera par la suite au répertoire de nombreuses compagnies dont celle de l’Opéra de Paris. La musique est de Darius Milhaud, le rideau de scène de Picasso, les décors d’Henri Laurens et les costumes de Gabrielle Chanel. Nous sommes désormais dans un univers « parisien » bien éloigné de celui de l’apothéose de « l’esprit russe » de 1913…
Et Chaliapine ?
Considéré comme la plus grande basse de son temps et le « Boris » du siècle, Chaliapine quitte définitivement son pays natal et s’installe à Paris en 1922 où il s'éteindra en 1938 à l’âge de 65 ans. Après ses succès avec la compagnie de Diaghilev entre 1908 et 1913, et bien d’autres à travers le monde, Paris le retrouvera sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées à l’occasion des éphémères Saisons de L’Opéra Russe à Paris imaginées pas la cantatrice Maria Kousnezoff entre 1929 et 1931. Il y interprètera notamment sur la scène de l’avenue Montaigne le rôle-titre du Prince Igor à deux reprises en 1930 ainsi que Miller dans Rusalka de Dargomyžskij et un ultime Boris en janvier 1931.