Au temps des cocottes
Outre un portrait de femme, La Traviata de Verdi est aussi un portrait d’époque… celle du second Empire, où les cocottes faisaient tourner la tête de bien des hommes!
Mais qui sont-elles?
Apparue dans le Paris du second Empire, symbole d’une époque audacieuse où l’on réinvente la liberté à défaut de pouvoir infléchir son destin, la figure de la courtisane fascine autant qu’elle dérange.
A mi-chemin entre prostituée de luxe et maîtresse somptueusement entretenue, la cocotte est une icône érotique incontournable de la production artistique de l’époque dans cette Babylone des temps modernes qu’est devenue Paris à l’approche du XXe siècle.
Outre de nombreux écrivains ou peintres à avoir succombé à leurs charmes sulfureux, à l’instar de Balzac, Zola, Proust ou Manet, l’opéra lui-même a porté à la scène quelques figures marquantes comme Manon Lescaut ou La Traviata, contribuant à en faire des légendes.
Elles ont pour nom Emilienne d’Alençon, la belle Otéro, Liane de Pougy, Cléo de Mérode, Cora Pearl, Valtesse de la Bigne… On les nomme tour à tour cocottes, lionnes, biches, horizontales, lorettes, soupeuses, grisettes, courtisanes, demi-castors, gigolettes, poules, hétaïres. On emploie aussi souvent le terme générique de demi-mondaines, qui tire son origine du Demi-Monde, comédie d’Alexandre Dumas fils publiée en 1855, dans laquelle il décrit la « classe des déclassées » par opposition au « grand monde ».
De grandes extravagantes
Malgré la grande diversité de leurs origines et de leur parcours matrimonial lors de leur entrée dans la vie galante, les demi-mondaines se distinguent essentiellement des simples filles de joie par leur mode de vie.
Tout d’abord, les cocottes ont une conscience aigüe du pouvoir de leur corps qui a valeur de « tiroir-caisse » et cultivent donc soigneusement leur réputation et leur image, à grand renfort de publicité. Leur premier devoir, outre celui d’exhiber leur liberté de mœurs, consiste à participer activement à la vie mondaine parisienne : premières de théâtre, grandes courses hippiques, soupers dans les restaurants huppés, casinos, réceptions dans des hôtels particuliers ou des appartements somptueux…
Leur célébrité se construit à l’aune des libéralités somptuaires de leurs amants, de préférence richissimes, voire têtes couronnées : une cocotte peut extorquer jusqu’à plusieurs centaines de milliers de francs par mois, qu’elle dilapide aussitôt en toilettes, parures, voitures, chevaux, etc. Leur lit est un monument érigé à la gloire de l’amour. Alexandre Dumas décrit celui de la Dame aux Camélias (qui inspira le personnage de La Traviata) comme « un magnifique lit Boulle posé sur une estrade, avec des cariatides à dix pouces à chaque pied, représentant des faunes et des Bacchantes. »
L’extravagance est de mise, l’essor de la photographie contribuant à une surenchère permanente car leur effigie est relayée sur carte postale pour les plus célèbres : ainsi Cora Pearl est-elle outrageusement maquillée, littéralement recouverte de bijoux, n’hésitant pas à teindre son bichon en bleu pour l’assortir à l’une de ses robes ! Les cocottes se placent à la tête d’une entreprise où tout se vend au prix fort : « Tout le monde vend quelque chose, moi je vends mon cul. » déclare Liane de Pougy. Caroline Otero (dite « La Belle Otero ») et Mata Hari se font connaître pour leurs danses lascives et sensuelles qui suggèrent sans équivoque d’autres talents, vont même jusqu’à se faire porter nues sur un plateau d’argent, Emilienne d’Alençon et Lina Cavalieri se lancent dans le théâtre, Cléo de Mérode acquiert une renommée internationale grâce à ses talents de danseuse.
Carrière et charme éphémère
Pourtant, cette vie de débauche et de plaisirs est épuisante et enchaîne les cocottes à leur rôle de faire-valoir : « On m’a vue partout, à toute heure. […] Petits théâtres, concerts excentriques, restaurants de nuit, cabarets aux Halles, tables d’hôte à Montmartre, j’ai tout vu en compagnie d’habits noirs fleuris de gardénias » (Liane de Pougy).
Une fois leurs charmes fanés et leurs amants lassés, les cocottes se flétrissent et se retrouvent le plus souvent sur la paille, n’ayant plus que leurs yeux pour pleurer le souvenir de leur gloire passée. Issues dans leur grande majorité de milieux populaires, ces femmes ne possèdent en effet aucune notion de la valeur de l’argent, aveuglées qu’elles sont par leur folie dépensière. La Belle Otéro se ruine sur les tapis du Casino de Monte-Carlo, Cora Pearl meurt dans le dénuement le plus complet, Mata Hari devient le bouc émissaire d’une époque ravagée par la Grande Guerre.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Outre quelques témoignages écrits des intéressées elles-mêmes, il subsiste aujourd’hui encore quelques vestiges de ces noires splendeurs : ainsi, au numéro 25 des Champs-Elysées se dresse toujours l’ancienne résidence de La Païva (qui eut notamment Richard Wagner pour amant), un somptueux hôtel particulier dont la construction et l’aménagement prirent plus de dix ans. Les membres privilégiés du très privé Travellers’ Club, qui en fit l’acquisition en 1903, peuvent encore en admirer l’escalier d’onyx et les nus en marbre qui furent modelés – dit-on – selon les courbes de la beauté russe elle-même…