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Portrait de ville : le Cincinnati de Louis Langrée

De passage à Paris pour diriger Pelléas et Mélisande au TCE*, le chef d’orchestre Louis Langrée est un rare hôte en France – depuis 2013, il est à la tête du Cincinnati Symphony Orchestra, l’un des meilleurs des Etats-Unis. Une nouvelle maison pour cet alsacien d’origine, qui est tombé sous le charme de cette ville du Midwest américain, au point d’avoir signé pour un troisième mandat avant même la fin de son premier !

Des influences allemandes aux joyaux de l’Art Deco, de l’énergie retrouvée du centre-ville aux suburbs perdus au milieu de la nature, de l’esprit de pionniers aux affres de la junk food, Louis Langrée esquisse un portrait de Cincinnati et de la société américaine.

* Louis Langrée a choisi de placer sa première collaboration avec l’Orchestre National de France de ce printemps sous le signe de Pelléas. Outre les représentations de l’ouvrage de Debussy au TCE, il dirigera le poème symphonique de Schönberg (concert le 24 mai à l’Auditorium de Radio France) et enregistrera la musique de scène de Fauré (diffusion à venir sur France Culture).

Si vous deviez expliquer où se trouve Cincinnati à un néophyte de la géographie américaine…

Perdu quelque part dans le Midwest, entre l’Ohio et le Kentucky, dont elle n’est séparée que par la rivière que les esclaves noirs traversaient à la nage pour devenir libres.
Via un canal qui passait par Cincinnati, on pouvait aller du Nord au Sud des Etats-Unis, ce qui en a fait un lieu d’échanges important, pas seulement pour l’économie mais aussi pour la culture américaine, le jazz, la musique classique… C’est là que des immigrés allemands ont fondé l’orchestre de Cincinnati…

C’est à ces allemands que l’on doit donc ce petit air européen de la ville ?

C’est vrai que l’architecture de la ville fait très allemand – il y a eu une grande immigration allemande, à laquelle l’orchestre de Cincinnati doit son histoire particulière.
La plupart des orchestres aux Etats-Unis sont fondés sur le modèle européen. Nous avions des orchestres de cour, et aux Etats-Unis, les princes, ce sont les grands industriels. Donc, à Detroit, c’est Henry Ford qui a offert – très généreusement – à ses travailleurs l’un des meilleurs orchestres du pays. A Pittsburgh, c’est Heinz, à Richmond, c’est Marlborough ou Philip Morris. Alors qu’à Cincinnati, les immigrants allemands, cherchant à soigner le mal du pays, ont décidé de reproduire ce qu’ils avaient en Allemagne – de grandes sociétés chorales. Et au bout d’un moment, ils se sont dit que ce serait vraiment mieux de se faire accompagner non par un piano, mais par un vrai orchestre. Ce sentiment de nécessité, de désir d’avoir un orchestre est venu de la communauté. Et c’est très caractéristique de la ville.

 

 

Première impression de Cincinnati ?

Le centre historique de Cincinnati est l’un des endroits du pays où il y a le plus de bâtiments de style « italianate » (italianisant, ndlr ) comme à Soho, en briques, avec des échelles… C’est pour ça que beaucoup de films censés se passer à New York sont tournés à Cincinnati, comme Carol avec Cate Blanchett, qui a été presque intégralement tourné à Cincinnati.

Un fait amusant sur Cincinnati ?

La ville a changé d’une façon stupéfiante en quelques années. Il y a un endroit qui, il y a dix ans, était connu comme « the most dangerous intersection in the country », et qui maintenant est un endroit bobo, on se croirait à SoHo !

Ce qui vous a surpris à Cincinnati ?

J’ai découvert les Etats-Unis par New York, et je pensais que c’était les Etats-Unis. Mais pas du tout, c’est une ville à part, une île… Dans les autres villes, les centres-villes sont des quartiers fantômes. Cincinnati a eu le même destin, avec, dans les banlieues, des espèces de ghettos – pour riches, pour noirs, pour latinos… des communautés qui ne se rencontrent pas.

Sauf dans le centre-ville ?

Le centre-ville de Cincinnati avait un charme fou il y a des décennies mais a été, peu à peu, gagné par la pauvreté et l’insalubrité. La chance de Cincinnati, c’est qu’il n’y a pas vraiment eu de reprise économique dans ces quartiers, car là où il y en a eu, on rasait ces quartiers pour construire une nouvelle ville par-dessus. Ici, on l’a laissée à l’abandon.
Et il y a eu un groupe de gens – riches, amoureux de leur ville, donnant sans compter leur argent et leur temps – qui ont décidé de rénover ce quartier et de créer, dans les immeubles, un mélange de logements sociaux et d’appartements de luxe. Les gens se rencontrent, se voient, se regardent… Il y a une énergie formidable.

 

C’est ce type d’initiatives qui vous a surpris ?

Oui. Dans d’autres villes, le fait que j’y habite ne changeait strictement rien à la ville : c’est moi qui profitais de ce qu’elle avait à offrir. Alors qu’à Cincinnati, chacun, à la place où il est, peut participer.

Justement, vous aussi, vous avez trouvé un moyen de participer, en lançant le projet One City, One Symphony ?

Chaque année on fait un concert où toute personne qui achète un billet peut, si elle donne six heures de son temps à une cause de son choix (moi, j’ai travaillé dans des jardins publics, d’autres donnaient à manger à des malades Alzheimer…), recevoir un deuxième billet pour inviter une personne. Et ça a fonctionné ! Le concert quant à lui se concentre sur le message porté par la musique. Nous avons, par exemple, fait un concert avec Un survivant de Varsovie de Schönberg et la 9e de Beethoven.
Dans ce désir des gens de soutenir l’orchestre on voit une attitude face à la vie, un sentiment de responsabilité qui est très important à Cincinnati.
Mes enfants (Céleste a 17 ans, Antoine a en a 15), par exemple, donnent 3-4 heures par semaine pour une association qui s’appelle « La Soupe » qui récupère des invendus dans des supermarchés pour faire une soupe…Et ils ont réellement le sentiment de participer et de faire quelque chose de bien.

 

Comment vos enfants ont-ils vécu ce déménagement ?

Pour mes enfants, le choc était terrible ! Ils avaient l’impression d’être en exil. On a voulu au moins leur laisser le choix de l’école : Céleste a choisi un lycée public de 3000 élèves, et Antoine est allé dans une école privée, où il n’y avait que 10 à 12 élèves par classe. Et puis l’année suivante, Antoine a finalement décidé de rejoindre le lycée de sa sœur. Quand je lui ai demandé quelle était la différence, en dehors du nombre d’élèves par classe, il m’a dit « c’est simple, dans l’autre école, il n’y avait que deux Noirs pour toute l’école, et même eux étaient des enfants adoptés par une famille de Blancs. » Dans l’école où ils sont maintenant, c’est un brassage, une école de vie incroyable.
600 élèves y font partie d’un orchestre. L’idée est que faire de la musique crée de bons citoyens – dans un orchestre, alors que tout le monde tire l’archet, s’il y en a un qui préfère le pousser, il n’y a même pas besoin de lui expliquer, à un moment, il faut qu’il s’arrête. Il n’y a pas de manière républicaine ou démocrate d’interpréter Ma Mère l’Oye de Ravel, ni une manière catholique, mormone, juive ou musulmane – on fait de la musique, on est ensemble.

Un son, une couleur, une odeur qui vous évoquent Cincinnati ?

Le chant des oiseaux, la couleur des lilas, l’odeur des fleurs.
Les villes anglo-saxonnes s’insèrent naturellement dans la nature, à Munich, en Angleterre, on peut marcher dans les jardins… En France, on les regarde, on admire la manière dont l’homme a maîtrisé la nature. Et donc, à Cincinnati, il y a des fleurs partout, même dans mon jardin.

Ce qui vous manque lorsque vous n’êtes pas à Cincinnati ?

Ma famille me manque, mais aussi ma famille musicale, et la responsabilité du directeur musical, qui est plus grande. En Europe, vous avez la responsabilité musicale de l’orchestre. Etre directeur musical à Cincinnati (et, je pense, ailleurs aux Etats-Unis), présuppose qu’il faut habiter, comprendre la ville, ses problèmes, et, en faisant de la musique, garder à l’esprit cette mission de contribuer au bien-être de la communauté. Vous n’avez pratiquement pas de subventions, et, même si ce n’est pas moi qui vais chercher l’argent, j’ai pris pas mal de kilos à force de dîners de fundraising !

Ce n’est tout de même pas les dîners de fundraising qui vous manquent ?!

Au début, je me disais, « Je perds mon temps » – mais non ! En France, on a une image déformée du mécénat. On s’imagine que, pour demander de l’argent à des gens riches, il va falloir leur jouer la Symphonie Héroïque de Beethoven et Carmina Burana. Et c’est totalement faux. Il y a même un couple qui ne donne que pour la création contemporaine.
Quand vous savez ce que vous voulez et que vous savez l’expliquer, on peut trouver un soutien de la part des gens absolument extraordinaire. Il y a un lien de confiance qui se crée. En un an, nous avons eu 25 familles qui ont donné chacune un million de dollars. Là-dedans, il y a bien sûr des gens extrêmement riches, mais pas seulement, comme cette dame dont la fortune totale était estimée à 4 millions de dollars, ce qui n’est pas énorme aux Etats-Unis, et qui nous en a légué un quart. Et ses trois enfants ont dit « quel beau geste » ! Je trouve ça émouvant.

 

 

Et qu’est-ce qui vous manque lorsque vous y êtes ?

Presque rien…
Ou si – la paresse au bon sens du terme, l’abandon… il y a des moments où le repos de l’âme est fertile. Et aux Etats-Unis, il n’est pas question de ne pas tout organiser. Il y a de belles rencontres, mais il y a peu de place pour l’imprévu, pour l’improvisation.
Quand on va dans un musée, on peut rester des heures devant un tableau. Aux Etats-Unis, ça n’existe pas, la vie n’est pas faite comme ça. De 10h à 12h vous allez voir cette expo, ensuite vous avez calé un rendez-vous, et ainsi de suite…
Et puis, il y a cette primauté absolue de l’émotion sur la réflexion. Tout doit bouleverser, de la télévision à la politique.

Un plat typique de Cincinnati ?

Ah mais c’est immonde ! La malbouffe ! Mais ce qui est terrible surtout, c’est la pauvreté à laquelle est liée la consommation de junk food et de produits industriels. C’est pour ça que je trouve l’initiative à laquelle participent mes enfants, La Soupe, tellement importante.

Un ami musicien vient pour la première fois à Paris. Où l’emmenez-vous ?

Chez un restaurateur français, Jean Robert. Formidable !

L’un des plus beaux souvenirs à Cincinnati ?

Mon premier concert – il y avait 15 000 personnes. On l’a fait trois fois de suite pour 45 000 personnes en tout. Personne ne s’attendait à ça, ils ont dû bloquer des rues, aucune ambulance n’aurait jamais pu arriver s’il y avait eu un problème… Mais il n’y a pas eu un seul accident !
C’était aussi un symbole, j’avais choisi de donner The Lincoln Portrait de Aaron Copland, dit par Maya Angelou, une très grande figure aux Etats-Unis. Et Lincoln, une personnalité qui embrasse tous les américains de tous bords politiques.

 

 

N’est-ce pas étonnant, un orchestre perdu au milieu du Midwest qui fait appel, depuis bientôt vingt ans, à des chefs d’orchestre européens ?

Je n’y ai jamais pensé… peut-être parce que je me sens à la maison. Je viens d’Alsace, où l’on ressent aussi cette influence allemande. Le quartier où se trouve la salle de l’orchestre s’appelle « Over The Rhine », c’est dire. J’ai eu la sensation étrange de reconnaître cet endroit plutôt que de le découvrir.
En Allemagne, s’il y a un art sacré, c’est la musique – naturellement, évidemment. Et en Alsace, la musique est beaucoup plus présente que dans « la France de l’intérieur », comme on dit là-bas. Ce sentiment de l’importance de la musique, du rôle artistique et social de l’orchestre – j’ai l’impression qu’on parle la même langue. Et j’espère simplement que, le jour où je rendrai les clés de l’orchestre, la vie de tout le monde sera meilleure, et que j’aurai pu y participer.


Vous êtes les bienvenus !
Je viendrai vous chercher avec mon camion 😉

 

Retrouvez Lous Langrée dans Pelléas et Mélisande de Debussy

 
du 9 au 17 mai

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