Nikolaï Medtner : une vie dans l’ombre des géants
Sur l’applaudimètre imaginaire et très sélectif des pianistes et mélomanes passionnés de musique russe, nul doute que Nikolaï Medtner (1880-1951) ferait pâlir d’envie nombre de ses contemporains. Pour le musicien et l’auditeur du XXIe siècle pourtant, ce compositeur prolifique fait injustement figure de parent pauvre des programmations pianistiques. Retour sur le destin étonnant d’un homme peut-être juste né un peu trop tard.
Où Medtner prend tout le monde par surprise
Cadet d’une fratrie de cinq, Nikolaï Medtner voit le jour le 5 janvier 1880 à Moscou, au sein d’une famille d’ascendance allemande et balte. Son père, Karl, dirige une fabrique de dentelle, mais est également philosophe, peintre et poète à ses heures. Sa mère, excellente pianiste, assure sa formation musicale.
Adolescent, il entre au Conservatoire de Moscou dans la classe de l’illustre Vassili Safonov, avec lequel il acquiert une technique sans faille qu’il complète par des cours de composition auprès de Sergueï Taneïev, qui dira plus tard de son élève : « Il est né avec la forme sonate.» Ses camarades d’étude ont pour nom Josef Lhévinne et Alexandre Scriabine, et il se lie d’amitié avec Rachmaninov, de sept ans son aîné. Diplômé en 1900, à l’âge de 20 ans, il reçoit le Prix Anton Rubinstein.
Tous ses professeurs s’accordent pour lui prédire une brillante carrière de virtuose, mais à la grande consternation de sa famille, c’est pourtant vers la composition qu’il se tourne, relevant le défi musical laissé par Beethoven dans ses dernières sonates pour piano et quatuors à cordes.
Moscou → Berlin → Paris → Londres
Durant les années qui mènent à la révolution de 1917, Medtner continue à habiter chez ses parents et produit toute une série d’œuvres pour piano qui obtiennent un beau succès. C’est à cette époque qu’il tombe amoureux d’Anna Bratenskaya, une jeune violoniste… hélas mariée à son frère aîné Emile. Avec la bénédiction de celui-ci, Medtner, homme de principes un brin rigoriste, attend le décès de ses parents et le divorce de son frère avant de convoler en justes noces en 1918.
Son ami Rachmaninov, lui, s’est exilé depuis une année aux Etats-Unis. Medtner et Anna doivent attendre 1921 pour émigrer à Berlin, puis en 1924 à Paris, où la vie est moins chère. En Allemagne, les compositions de Medtner passent quasiment inaperçues ; en France, il ne reçoit guère d’encouragements, la mode étant au « modernisme » alors que le langage musical de Medtner s’inspire très largement du romantisme. D’autre part, il répugne à jouer d’autres compositeurs que lui-même et ne goûte guère les tournées.
Rachmaninov lui obtient pourtant entre 1924 et 1935 deux tournées en Amérique du Nord, une en Russie (où il ne retournera plus jamais), ainsi que cinq séries de concerts en Grande-Bretagne. Medtner peut ainsi faire entendre son Concerto pour piano n° 1, dirigé par des baguettes prestigieuses comme Fritz Reiner ou Leopold Stokowski. L’accueil enthousiaste qu’on lui réserve outre-Manche pousse le compositeur à déménager à nouveau : il s’installe à Londres en octobre 1935 et se consacre à l’enseignement, aux récitals et à la composition.
Dernier mécène
A l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les difficultés matérielles s’abattent sur Medtner, dont la santé chancelante s’accommode mal des privations et du manque de ressources (tous ses éditeurs allemands ont fait faillite). Edna Iles, l’une de ses élèves dévouées, l’accueille durant le Blitz dans le Warwickshire, où il termine son troisième Concerto pour piano. En 1946, de façon tout à fait inattendue, le Maharaja de Mysore fonde la Société Medtner à Londres pour enregistrer les œuvres complètes du compositeur. Malgré sa santé déclinante, Medtner grave ses trois concertos pour piano, ainsi que ses sonates, sa musique de chambre et ses nombreuses mélodies. Il s’éteint à Londres en 1951 et est inhumé avec son frère Emile à Hendon. Conformément au souhait du compositeur, Anna regagne la Russie et fera publier dans les années 1960 ses œuvres complètes.
L’âme russe, l’esprit allemand
L’histoire de la réception de son œuvre est celle d’un malentendu : trop passionnée pour les avant-gardistes (pour lesquels il n’avait pas de mots assez durs, comme en témoigne son livre La Muse et la mode), d’écriture trop complexe pour les auditeurs acquis aux élans fiévreux d’un Rachmaninov (qui lui dédia son quatrième Concerto pour piano), elle incarne pourtant la conjonction de l’âme russe et de l’esprit allemand. Du premier au dernier opus, jamais le compositeur ne renoncera au langage, aux formes et aux techniques musicales hérités de ses maîtres Bach, Beethoven, Schumann ou Brahms. « J’ai toujours cru que l’Art, comme la nature, est l’oeuvre du Créateur. Mes principes ? Je tâche de faire croître dûment la semence qui vient d’en Haut, sans inventer de nouvelles lois. »
Interdite en Russie jusqu’à la mort de Staline, la musique de Medtner, toute d’orfèvrerie, fait l’objet d’une étrange désaffection de la part des pianistes. Pourtant défendue par d’illustres interprètes comme Vladimir Horowitz, Emil Gilels ou Eugene Istomin (qui la joua notamment en récital ici-même dans un concert hommage à Pablo Casals), elle a la réputation d’être difficile, mélodiquement très dense mais exigeante techniquement et dotée d’une liberté rythmique étrangement audacieuse pour un compositeur si hermétique à la nouveauté.
Medtner le paradoxal est donc un équilibriste évoluant sur un fil fragile, tendu d’un côté par une ardente volonté d’expressivité, de l’autre par un souci extrême de rigueur, voire d’ascèse. Il convient donc de creuser pour découvrir des trésors.
Les Fairy Tales (« Skazki ») proposées par Alexei Volodin comptent parmi les plus originales et les plus personnelles de ses compositions. Ces poèmes sonores miniatures, à fois discursifs et fantastiques, sont remplis de couleurs sonores immédiatement séduisantes et constituent une merveilleuse initiation au lyrisme absolu d’un compositeur qui aura passé sa vie dans l’ombre des géants.